mardi 4 février 2025

Pierre Prigent (1928-2024), protestant, historien, professeur de théologie

Pierre Prigent, ancien professeur à la faculté de Théologie de Strasbourg, avait une maison de vacances à Plestin-les-Grèves et venait souvent au culte en été au Temple de Perros-Guirec. Il est décédé le 23 décembre 2024, à 96 ans. 

Retour sur la vie bien remplie d'un homme qui comptait dans le monde du protestantisme. 
 
Pierre Prigent.
 
Une éducation protestante
Pierre Prigent est le fils d'Ernest Prigent et d'Hélène Sommerville. Il est éduqué dans la foi protestante et marqué en plus par les cours d'éducation religieuse du pasteur Crespin donnés au sein du collège Le Braz. 
Pierre Prigent va poursuivre de brillantes études. Muni d'un B.A.C passé au Lycée Anatole Le Braz à Saint-Brieuc, il conclut un cursus de théologie à Paris (dont la thèse est tapée par Solveig Hansen) et à Heidelberg (1947-1952). Il obtient un diplôme de l’Institut d’études sémitiques de la Sorbonne (1950), de l’École pratique des Hautes-Études (1958) puis soutient une thèse de doctorat (1964) à la faculté de Théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Il part une année en Allemagne et entre au C.N.R.S où il reste de 1957 à 1964. 
Il a l'occasion de revenir à Saint-Brieuc pour y donner des conférences au début des années 70. 
Par exemple, le 22 janvier 1971 se tient une rencontre œcuménique publique au Théâtre avec Pierre Prigent pour les protestants et l'abbé Joseph Hoffmann pour les catholiques. Les deux hommes se connaissent bien car ils participent ensemble à la traduction de la bible œcuménique.
Mgr Kervéadou assiste à cette rencontre. Les parents du conférencier Pierre Prigent sont aussi dans la salle, certainement très fiers de leur fils qui a fait ses premiers pas dans le protestantisme au temple de Saint-Brieuc avant d'en devenir un spécialiste réputé !
 
Conférence Saint-Brieuc 22 janvier 1971


Janvier 1971 conférence de Pierre Prigent et de l'abbé Hoffmann



Courrier préparatif de Pierre Prigent, 12 janvier 1971 et non 1970 !
 
 
Pierre Prigent est l'auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs aux éditions Olivétan, d'autres sont publiées aux éditions du Cerf.
Le site des éditions Olivétan présente Pierre Prigent (1928-2024) comme un historien des origines du christianisme  ayant rendu accessibles au plus large public ses recherches universitaires sur certains aspects des premiers siècles chrétiens : la liturgie, les symboles, les persécutions, la rédaction des textes bibliques…
 
Quelques ouvrages de Pierre Prigent aux éditions Olivétan
 

Deux témoignages inédits.
 Après la lecture du livre Yves Crespin, un chrétien dans la Résistance, Pierre Prigent avait confié deux témoignages très intéressants lors d'un entretien téléphonique le 29 juin 2020 :
"Je me souviens qu'un jour dans le cours de l'aumônerie au Lycée Le Braz, avec le pasteur Crespin, nous avions eu une composition sur le Notre Père. En rendant les copies, le pasteur m'a dit : "C'est très bien, vous avez vu qu'il y a deux parties différentes dans cette prière, l'adoration de Dieu et l'aspect pratique".

Pierre Prigent évoque dans ses souvenirs d'enfance les cours de l'aumônerie du Lycée.
"J'avais dans ma classe le fils du Préfet (protestant) qui transmettait une image quelque peu déformée et un pasteur qui violait l'ordre établi, un pasteur qui faisait scandale en se faisant emprisonner !"

 
La famille Prigent
Ernest Prigent est né le 14 avril 1898 à Plouégat-Moysan dans le Finistère. Dans la vie publique, il a été connu dans le secteur de Saint-Brieuc comme entrepreneur, conseiller municipal, protestant et Résistant.

Ernest Prigent (1898-1980)

Ernest Prigent se marie en 1922 à Trémel avec Hélène Somerville (1897-1984), née à Trémel, fille du pasteur Georges Somerville.
Pour Ernest, le protestantisme n'est pas familial, il va se convertir. Ernest et Hélène Prigent vont d'abord habiter Morlaix, puis en 40-41, après la démobilisation, la famille s'installe à Saint-Brieuc au 32 Boulevard de la Tour d’Auvergne. Le couple est inscrit dans le registre des membres de l’Église protestante à partir de 1942.
Ernest et Hélène Prigent vont être actifs au sein de la communauté protestante dirigée dans les années de guerre par le pasteur Yves Crespin. Ernest Prigent occupera la fonction de secrétaire du conseil presbytéral de 1946 à 1948.
 
Ernest Prigent 1948. Archives du temple de Saint-Brieuc. Photo RF

 
A Saint-Brieuc, il s'engage auprès de ses amis protestants pour donner des coups de main. Par exemple, il participé activement à la désertion d'un soldat alsacien qui s'était présenté au Temple. Ayant habité Strasbourg, c'est lui qui interroge ce soldat pour s'assurer que c'est une personne fiable. En 1943, Ernest Prigent est arrêté avec le pasteur Crespin, le docteur Hansen et d'autres protestants comme Jean Huck dont il est l'employeur. Ernest Prigent est incarcéré à Saint-Brieuc, transféré à la prison de Rennes où il reste pendant six semaines, puis il est libéré.
 
 
Les souvenirs de Pierre Prigent sur l'engagement de son père dans la Résistance. 
Pierre Prigent n'a jamais oublié les actions clandestines menées par son père :  "Nous sommes arrivés à Saint-Brieuc avec mes parents au début de la guerre. Mon père était entrepreneur dans le bâtiment et il s'absentait beaucoup de la maison. 
Il passait deux à trois jours par semaine dans le secteur de Loudéac où il était en contact avec la Résistance dont de nombreux membres se cachaient dans la forêt. J'y suis allé une fois en vélo, avec mon père. Sur nos porte-bagages on remportait des cartons avec des paquets de tracts qui devaient être distribués ensuite à Saint-Brieuc. Sur le trajet, nous avons vu une patrouille et nous avons été obligés de nous cacher".
 
Sur la photo ci-dessous, prise par Pierre Prigent, on voit Ernest, son père, en tenue de F.T.P : "C'était peu avant la Libération, à Uzel. Il y avait eu un accrochage ce jour-là".
 
Ernest Prigent en tenue de F.T.P à Uzel. Photo prise par son fils Pierre.


Pierre Prigent et la Bretagne
Pierre Prigent avait gardé un rapport étroit avec la Bretagne où il venait très régulièrement. Ces dernières années cela lui était plus difficile. Il aimait y retrouver son vieil ami Jean-Claude Nexon (biographie en cliquant ici)
 
Ci-dessous on voit Pierre Prigent sur une photo assez récente avec le pasteur Frédéric Rognon.

Pierre Prigent à gauche et Frédéric Rognon.

Si vous avez des éléments pour compléter cet article sur Pierre Prigent (photos, témoignages...) merci d'utiliser le formulaire de contact en haut à droite... Richard Fortat

Pour compléter cette lecture

Biographie complète d'Ernest Prigent, père de Pierre Prigent, entrepreneur, Résistant, conseiller municipal, ici

Biographie de Jean-Claude Nexon, ami de Pierre Prigent, ici

Sources

En 2020, 2021 et 2023, entretiens téléphoniques avec Pierre Prigent.

Recherches dans les archives de Ouest-France

Archives du temple protestant de Saint-Brieuc.
 
Site de la société archéologique d'Alsace, cliquer ici
 
Informations transmises par Frédéric Rognon :  "Comme le dit le faire-part, il a "choisi de remettre sa vie entre les mains de Dieu", c'est-à-dire qu'il a eu recours au suicide assisté (en Suisse). Je prépare le culte d'action de grâce qui aura lieu à Strasbourg le 24 janvier 2025". (A lire dans son intégralité ci-dessous)


Retour au sommaire du blog de l'histoire des protestants dans les Côtes d'Armor , ici  
 
Texte de la prédication donnée par Frédéric Rognon lors du culte d'action de grâce pour Pierre Prigent.(Présentation Google doc en cliquant ici)

 

CULTE D’ACTION DE GRÂCES

POUR PIERRE PRIGENT

Saint Matthieu

24 janvier 2025

 

                                                                               Jean 11, 1-27

 

 

Chère famille de Pierre, chers amis de Pierre, chers frères et sœurs en Jésus-Christ,

Pierre nous a quittés, comme dit la Bible, « rassasié de jours », après un long pèlerinage terrestre, après une vie riche d’amour donné et reçu.

Nous qui sommes éprouvés par le départ de Pierre, nous qui sommes partagés entre une infinie tristesse, d’innombrables questions sur les mystères de la vie et de la mort, et une profonde gratitude pour tout ce que nous avons pu vivre avec lui, nous pouvons trouver dans ce texte de Jn 11, un peu de réconfort et de consolation. Et pourtant, ce récit de la résurrection de Lazare ne laisse pas d’intriguer. Et précisément Pierre se passionnait pour toutes les aspérités des textes bibliques, pour toutes les questions que ces textes posent autant qu’ils nous éclairent par leurs réponses. Lazare, l’ami de Jésus, est malade, mais cette maladie n’est pas à la mort, et pourtant voilà qu’il meurt bel et bien. Jésus apprenant que son ami est malade, ne se précipite pas, il prend son temps, puis il annonce à ses disciples qu’il va le réveiller – est-ce du sommeil ou de la mort ? – avant de leur dire ouvertement : « Lazare est mort ». Et à Marthe sa sœur il prophétise que son frère ressuscitera – mais est-ce au dernier jour, à la fin des temps, ou aujourd’hui même ? Ce texte n’est qu’un tissu de quiproquos. Oui, décidément, davantage de questions que de réponses, face à la mort comme face à la vie. Et enfin, cette parole de Jésus, magistrale, souveraine : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, quand bien même il serait mort. Et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais ». Mais cette parole de foi et d’espérance ne l’empêche pas de pleurer, car Jésus pleure, comme nous en ce moment, et ses larmes rejoignent les nôtres, comme nos larmes se mêlent aux siennes. Jésus nous précède sur ce chemin où l’infinie tristesse se conjugue à l’espérance.

 

Jésus se présente lui-même comme « la résurrection et la vie ». La vie, oui, mais quelle vie ? La résurrection, oui, mais laquelle ? On sait que, dans les textes évangéliques, il y a quatre cas de figure parmi tous les récits de résurrection. Il y a tout d’abord les personnes qui se réveillent de la mort alors qu’elles sont décédées depuis peu de temps. Nous les voyons se réveiller comme d’un sommeil, et se lever pour reprendre le cours interrompu de leur vie habituelle, comme si leur mort n’était qu’une parenthèse à présent refermée. Ainsi, Jésus « rend à sa mère » le jeune homme de Naïn qu’il vient de « réveiller » (Lc 7, 14-15). Jaïrus, quant à lui, retrouve sa fille vivante comme si elle avait « dormi » et venait seulement de « se réveiller » et de « se lever » (Mc 5, 39-42). Enfin, Lazare, notre cher Lazare, est « réveillé » par Jésus après quatre jours dans son tombeau, et alors qu’il « sent » déjà, dit crûment notre texte (Jn 11, 39 ; 12, 1). Bien entendu, ces trois-là mourront de nouveau un jour.

La seconde situation concerne les personnes mortes depuis longtemps. Les évangiles nous disent que les gens croyaient voir en Jésus un ancien prophète revenu à la vie : Elie, Jérémie, Jean-Baptiste ou encore un autre (Mt 16, 14 ; Lc 9, 7-8+19). Quelques commentateurs discernent dans ce cas de figure la mention d’une nouvelle incarnation, puisqu’il y a eu mort (de l’un des prophètes) puis, longtemps après, naissance (de Jésus). Cela est contestable au sujet de Jean-Baptiste (né quelques mois avant Jésus), mais surtout cette interprétation de certains de ses contemporains est infirmée par Jésus lui-même, qui loue ses disciples pour ne pas croire ce que les autres disent de lui (Mt 16, 17-20 ; Lc 9, 21) : la réincarnation semble incompatible avec la résurrection, comprise comme réveil et remise en route de la même personne singulière.

La troisième situation est celle de Jésus lui-même. Son cas est unique et son corps de résurrection est décrit comme très différent des précédents. On ne le reconnaît pas toujours (Lc 24, 16+37 ; Jn 20, 14) ; il passe à travers les murs (Lc 24, 36) ; il apparaît ou disparaît à volonté (Mc 16, 9-14 ; Lc 24, 31). Il est reconnu lorsqu’il montre ses plaies (Lc 24, 39-40 ; Jn 20, 27) et surtout lorsqu’il appelle ceux qu’il aime par leur nom (Jn 20, 16). Il vit quelques temps d’une façon normale, mangeant et dormant, mais il s’élève ensuite auprès de son Père céleste (Lc 24, 51 ; Ac 1, 9). Manifestement, la résurrection du Christ est d’un autre ordre que celle des hommes : il s’agit d’une transformation radicale qui met un terme à l’Incarnation provisoire du Dieu éternel, qui n’a connu la mort que pour mieux triompher de son pouvoir. L’événement de Pâques est l’expression la plus paradoxale de l’entrée de l’éternité dans le temps.

Enfin, la quatrième situation concerne la résurrection future promise aux croyants fidèles. Les textes qui en parlent sont loin d’être clairs, mais ils laissent entendre qu’elle sera soudaine et ne passera pas par une naissance mais par une transformation très profonde, comme celle de Jésus, qui leur donnera accès à la vie éternelle (1 Co 15, 51-52). Ce changement radical interviendra pour ceux « qui appartiennent au Christ », au moment de son retour (Mt 24, 31 ; 1 Co 15, 23), même s’ils sont encore vivants (1 Th 4, 15). Mais que sera-t-elle précisément, cette résurrection à venir à la fin des temps ? Nous ne pouvons le savoir, mais seulement l’attendre dans la confiance et l’espérance dans les promesses de Dieu.

 

Le dossier de la résurrection est donc tout sauf simple, et Lazare n’est qu’un cas très particulier de résurrection. Mais c’est à l’occasion de cette résurrection-là que Jésus promet à ceux qui croient en lui la vie, en dépit de la mort. La vie est promise malgré la mort. Quelle est donc cette vie qui traverse la mort ? Ce texte de Jn 11 fait écho à un autre texte de Jn, quelques chapitres auparavant, en Jn 5, 24. Voici ce que dit Jésus : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole, et qui croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle et ne vient point en jugement, mais il est passé de la mort à la vie ». Étrange formule, ce passage de la mort à la vie. D’ordinaire, selon notre logique, c’est la mort qui succède à la vie, alors qu’ici elle la précède. C’est bien qu’il y a au moins deux types de vie, et deux types de mort : la vie biologique, physico-chimique (ὁ βίος dans le grec du Nouveau Testament), et la vie éternelle, la vie en abondance (ᾑ ζωή αἰῴνιον), de même qu’il y a la mort biologique, et la mort spirituelle. La vie biologique peut très bien se combiner avec une mort spirituelle, c’est-à-dire avec une vie sans Dieu. Et la vie éternelle peut surgir au creux de cette mort-là, dès lors que nous nous tournons vers Dieu, pour lui faire de la place dans notre vie. Et ainsi la vie éternelle, la vie en abondance peut accompagner la vie biologique, la doubler en quelque sorte, puis la prolonger, la relayer dans la mort biologique. C’est ainsi que « celui qui croit en moi vivra, quand bien même il serait mort », selon la parole de Jésus à Marthe en Jn 11. Ainsi Lazare est-il passé de la mort physique et spirituelle à la vie éternelle, qui se prolongera au-delà de sa seconde mort physique, celle qui surviendra un jour prochain, et qui ne nous est pas racontée dans ce récit.

 

J’ai trouvé un commentaire particulièrement éclairant de ce texte de Jn 11. Je vais vous en faire lecture : « Voilà ce que proclame la résurrection de Lazare aux hommes de tous les temps et de tous les pays. Reste la seule question qui peut faire de chacun un nouveau Lazare : “Crois-tu cela ?” (v. 26). C’est la seule condition qui permet de connaître dès à présent, avant la fin des temps, une vie qui ne dépend plus de la seule nature mais expérimente déjà ce que l’éternité de Dieu promet. (…) Le judaïsme de tendance pharisienne croit à une résurrection générale à la veille du jugement dernier. La réponse de Jésus bouleverse ce cadre temporel : il est lui-même l’anticipation de la fin. Le jugement est déjà à l’œuvre. Avec le Christ les chrétiens connaissent la résurrection et expérimentent donc la réalité d’une vie qui ne peut être interrompue par l’anéantissement du corps. C’est une réalité présente et qu’on peut donc vérifier, mais seule la foi permet d’y accéder. C’est pourquoi Jésus poursuit : “Crois-tu cela ?” »[1] Fin de citation. Quel est donc l’auteur de ce commentaire de Jn 11 que j’affectionne tout particulièrement ? Il s’agit tout simplement de Pierre Prigent, dans son livre intitulé : Heureux celui qui croit. Lecture de l’évangile selon Jean. C’est ainsi que Pierre nous invite à répondre à la question qui permet de faire de chacune et de chacun d’entre nous, aujourd’hui, un nouveau Lazare, ou une nouvelle Marthe : « Crois-tu cela ? » Petit clin d’œil aux engagements œcuméniques de Pierre, puisque cette formule de Jésus : « Crois-tu cela ? » a été retenue pour mot d’ordre de la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens que nous vivons précisément en ce moment.

 

La dernière fois que j’ai visité Pierre, visite qui avait entre autres pour objet de préparer la célébration d’action de grâces de ce jour, Pierre m’a dit notamment deux choses que je retiens et que je garderai toujours. Il m’a dit tout d’abord qu’il souhaitait que ce soit sur ce texte de Jn 11 que porte la prédication d’aujourd’hui. Et il m’a raconté combien ce récit l’avait nourri au cours de sa vie de foi, et notamment cette parole de Jésus : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, quand bien même il serait mort. Et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais ». Et combien il tenait à ce que cette parole soit prêchée en témoignage de son espérance. Pierre, en virtuose de la transmission, en personne si attachée au passage de relais théologique et spirituel, au passage de témoin à proprement parler, dans tous les sens du terme, Pierre voulait à tout prix laisser cette parole de Jésus à nous toutes et tous qui lui survivront. Amoureux de la transmission, à laquelle il a voué sa vie, pour laquelle il a enseigné si longtemps et écrit tant de livres, dont le dernier paraîtra encore tout prochainement, Pierre voulait témoigner jusqu’à son dernier souffle, et encore après son départ lors de la célébration d’aujourd’hui.

 

Mais Pierre m’a dit une deuxième chose lors de cette ultime rencontre, et une chose qui pourrait sembler, à première vue, contredire la parole de Jésus, en tout cas qui entretient avec elle une tension paradoxale. Pierre m’a dit : « Je n’ai pas la religion de la vie ». Je n’ai pas la religion de la vie… Cette formule, et la tension proprement dialectique qu’elle donne à voir avec la parole de Jésus : « Je suis la résurrection et la vie », m’ont longtemps travaillé ces dernières semaines. Je les ai réfléchies avec ma tête, je les ai méditées avec mon cœur, j’ai cherché à les articuler, et voici ce que je peux peut-être balbutier devant vous pour vous présenter, pour vous offrir ce que j’ai reçu de Pierre. Son plus beau cadeau en ce qui me concerne.

 

« Je n’ai pas la religion de la vie ». Il s’agit bien entendu de la vie biologique, et non de la vie éternelle. Cette vie biologique, il ne s’agit pas de la sacraliser, de l’absolutiser, d’en faire une idole. Mais alors, si la vie biologique n’est pas sacrée, qu’est-ce qui est plus important que la vie ? Je ne vois qu’une seule réponse : le plus important, c’est l’amour. L’amour est plus important que la vie. Pierre aurait pu dire : « J’ai la religion de l’amour ». J’en veux pour preuve ce que j’ai lu de lui : lorsque Pierre a écrit son livre sur Origène et Marcion, il se disait frappé par les velléités des chrétiens à exclure, à condamner, à excommunier, alors même qu’ils vivent d’une religion de l’amour. J’en veux aussi pour preuve ce que j’ai entendu de lui, chaque fois que je l’ai écouté prêcher, et notamment ici à Saint Matthieu : l’amour est la seule chose qui donne sens à la vie, mais paradoxalement, l’amour transcende la vie. Il y a d’ailleurs des textes bibliques qui le disent. On pensera sans doute d’abord à ce verset du Cantique des cantiques : « L’amour est fort comme la mort » (Ct 8, 6). On traduit parfois à tort : « l’amour est plus fort que la mort », mais il s’agit plutôt de comparer la force de l’amour à la force de la mort, et de voir par conséquent la puissance de l’amour, à une époque où, la foi en la résurrection n’étant pas encore présente, la mort l’emportait sur la vie. Et l’amour, sans l’emporter sur la mort, rivalisait avec elle. Mais c’est surtout un verset du Psaume 63 qu’il faut retenir : « Ta bonté vaut mieux que la vie : mes lèvres célèbrent tes louanges ». Ta bonté vaut mieux que la vie : « Tov hasderah méhayîm », en hébreu. Il ne s’agit pas à proprement parler de l’amour, mais d’un terme très proche : « hésèd », c’est la bonté, la grâce, la miséricorde, la bienveillance, la tendresse. L’amour et la tendresse de Dieu valent mieux que la vie : qu’est-ce à dire ?

 

Eh bien, nous pouvons comprendre ceci : dans la vie comme dans la mort, l’essentiel est d’être dans l’amour, c’est-à-dire d’être en communion avec Dieu. La première épître de Jean nous dit que « Dieu est amour » (1Jn 4, 8+16). Elle nous le dit à deux reprises : « Dieu est amour ». Si Dieu est amour, c’est que l’amour n’est pas seulement un attribut de Dieu comme un autre, Dieu n’est pas seulement aimant, il est amour, il s’identifie à l’amour, il n’y a donc pas de différence entre Dieu et l’amour, l’amour est l’identité même de Dieu, l’amour est le nom de Dieu, ou l’un de ses noms, on dirait aujourd’hui qu’il est son ADN. Si nous sommes touchés, affectés, bouleversés, affligés même par la mort d’un proche, comme aujourd’hui avec le départ de Pierre, c’est parce que la mort est une rupture de lien. Oui, la mort est une rupture de lien. Mais en réalité, plus fondamentalement, au-delà des apparences, au cœur même du mystère de la mort, le lien n’est pas rompu, le lien est maintenu, le lien en tant que tel ne meurt jamais, car le lien d’amour, c’est Dieu lui-même. Cette relation d’amour qui nous vient du Dieu dont l’identité est l’amour, c’est ce que l’on appelle à juste titre la communion des saints. Dans la vie comme dans la mort, nous sommes entre les mains de Dieu. Nous sommes au bénéfice d’un amour qui transcende et la vie et la mort. Nous qui sommes encore pour un peu de temps dans la vie terrestre, mais dès aujourd’hui appelés à entrer par la foi dans la vie éternelle, nous pouvons trouver consolation et réconfort dans cette conviction : partagés entre notre tristesse infinie, nos questions sur les mystères de la vie et de la mort, et notre gratitude pour tout ce que nous avons pu vivre avec Pierre, pour tout ce que Pierre nous a donné, et pour tout ce que Dieu nous a donné à travers lui, nous croyons que nous sommes portés par un Dieu d’amour qui nous garde dans l’amour, un amour qui déborde, qui excède toutes nos mesures humaines, toutes nos mesures trop humaines.

Amen.



[1] Pierre Prigent, Heureux celui qui croit. Lecture de l’évangile selon Jean, Lyon, Olivétan, 2006, p. 176-177+180.




 
 

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